Le scénario se répétait. Tu n'étais absolument jamais en retard. Quitte à te lever trois heures avant l'heure du départ pour être sûr et certain d'être parfait de A à Z. Mais aujourd'hui était un jour anormal. Tu n'étais pas en retard, non. On t'avait juste demandé de traverser plusieurs quartiers pour rejoindre un rendez-vous de dernière minute. Et vu le timing que tu avais, tu n'étais pas certain d'y être à l'heure, même en courant. Surtout que tu savais très bien qu'il s'était passé la dernière fois que tu étais allé en courant à un rencard planifié dix minutes avant l'heure-H : tu es mort.
Tu avais conscience que la Faucheuse t'appréciait – et c'était peut-êre réciproque, tu ne t'étais pas tout à fait fixé sur le sujet – mais tu étais aussi certain qu'elle ne te ferait pas revivre à nouveau. Tu avais répondu à ton mail rapidement en disant que tu ne serais probablement pas à l'heure vu que tu n'habitais pas à côté, mais que tu allais arriver le plus vite possible. Dans les faits, tu aurais pu prendre un taxi ou un autre transport pour aller rapidement là bas mais non. Le temps c'est de l'argent. Dans le sens où tu payes le temps que tu vas gagner à utiliser un de ces moyens de déplacement. Alors non.
Fort heureusement pour toi, il y avait de la chance dans ta malchance. On t'avait contacté en début d'après-midi, donc tu avais eu largement le temps de te préparer le matin même. Au final, tu as simplement dû attraper ta petite malette, ton sac en bandoulière pour avoir de quoi communiquer, ton téléphone et tu étais parti. Tu activas le GPS sur le dernier objet et tu le suivis attentivement, en prenant le chemin le plus court. Tu fis évidemment attention à chaque passage piéton, mais sur les trottoirs, tu décidas de t'en foutre royalement. Ce n'était pas comme si tu allais revoir ceux que tu percutais, ni comme si tu entendais leurs remarques – probablement désobligeantes – à ton encontre.
Tu t'arrêtas quelques minutes le temps de reprendre un peu ton souffle vu la longue marche qui t'attendait. Et tu n'avais pas envie d'arriver en sueur là bas. C'était pour un petit rendez-vous, certes – tu allais juste exposer quelques uns de tes travaux pour une future mariée et ses demoiselles d'honneur, rien qui te rende vraiment heureux – mais tu aimais tout de même être plus que présentable. Ta réputation était en jeu.
Pourtant, tu n'étais pas obligé d'accepter ce rendez-vous. Il avait été prévu dans un timing impossible à réaliser, et tu avais déjà ton emploi à temps complet à l'Ultimate – donc ils avaient eu de la chance de t'appeler un jour où tu ne travaillais pas d'ailleurs. Mais on ne peut pas aller contre une passion. Envers et contre tout, tu iras proposer tes services – de maquillage – aux gens. Quoi qu'il arrive.
Cependant, marcher vite tout en regardant ton téléphone la moitié du temps n'allait pas t'aider non plus. Tu évitais les véhicules autant que possible pour ne plus avoir d'accident mortel, mais tu pouvais très bien percuter un psychopathe durant une phase sanguine, qui te pousuivrait jusqu'à te rattraper, te stalker, t'enfermer et te torturer lentement jusqu'à ce qu'il en ait marre et qu'il te poignarde seize fois avant de s'en aller. Et ça, tu n'y pensais pas du tout. En même temps, tu t'en fichais des autres.
C'était ce que tu pensais jusqu'à percuter quelqu'un et que ta malette s'ouvre. Tu soupiras fortement, prêtant à peine un coup d'oeil à l'inconnu pour t'excuser d'un geste de la main qui tenait le téléphone, et tu te dépêchas de ranger ce qui était au sol. Tu n'avais pas de gros échantillons vu que c'était juste pour un aperçu de ce que tu pouvais faire, donc tes photobooks suffisaient en soi. Si ça avait été pour un maquillage à faire sur le tas, la chute aurait probablement détruit la plupart de tes fards, te forçant à les racheter et t'empêchant de te faire de l'argent pour en racheter vu que tu n'aurais plus le matériel adéquat.
Tu soufflas longuement en réalisant à quel point cette connerie aurait pu te coûter cher, mais heh. Ce n'était pas à toi d'esquiver tout le monde non plus, les gens voyaient très bien que tu étais occupé à regarder ailleurs.
Tu fronças les sourcils quelques instants avant de relever la tête vers celui avec qui tu avais eu une collision. Tes yeux se plissèrent un peu avant que tu ne tapes de ta main – toujours celle qui tenait le téléphone – sur ta jambe en le pointant du doigt. Tu l'avais déjà croisé à l'Ultimate. Où précisément, tu n'en avais pas la moindre idée, mais tu te souvenais bien avoir croisé ce grain de peau inhabituel ainsi que ces cheveux bicolores. Tu remarquas d'autres détails maintenant, comme du bleu sur un oeil brun, des tatouages etc. Un style pour le moins peu commun, qui ne te déplaisait pas. Tu lui fis un signe comme quoi tu ne l'entendais pas, donc que ça ne servait à rien de te parler dans l'immédiat.
Et surtout que tu étais pressé, alors tu te remis rapidement à ranger tes affaires en veillant à ce qu'aucune des pages de tes portfolios ne soit manquante. Tu doutais qu'il en manque, mais dans le doute, il valait mieux vérifier.
Je ne sais pas ce qu’il y a de pire que de rester enfermer toute la journée dans un bureau à faire des comptes-rendus et à gratter des pages et des pages, tellement qu’on ne voit pas la fin de la pile. Ça me rappelle mes cours magistraux à la fac, que je fuyais comme la peste dès que j’en avais l’occasion. Il ne m’en faut donc pas plus pour proposer mon aide à mes collègues et ma supérieure. Si je peux les décharger d’un peu de boulot et faire en sorte que tout le monde finisse plus tôt, ce sera pas une journée de perdue. Et j’aurais fait ma bonne action de la journée.
Mais je ne sais pas si j’ai surestimé notre efficacité ou sous-estimé la pile de dossiers, qui donne davantage l’impression de grandir plutôt que de rétrécir à chaque fois que je la regarde, mais le fait est que nous en aurons sûrement pour la journée. Je me retiens de soupirer, histoire de ne pas montrer mon moment de découragement à tout le monde. A rester entre ces murs, je vais devenir fou. Il faut que je respire.
Etant donné qu’il est déjà le début d’après-midi et que personne n’a pris le temps d’avaler quoi que ce soit, je propose de prendre les commandes de chacun et d’aller chercher la motivation et l'énergie qu’apporte un bon repas dans de tels moments. C’est un oui unanime et me voilà enfin à l’air libre, me dirigeant vers le restaurant. J’ai filé avant qu’ils ne me fassent la remarque que l’on peut se faire livrer. Je remplis mes poumons, profitant à fond de cette petite marche dont j’avais tant besoin. Sérieusement, comment des gens peuvent rester assis toute la journée ? Ce sont des surhommes.
Absolument pas pressé de retourner dans ses bureaux, qui ressemblent aujourd’hui plus à une prison, je prends mon temps, regardant mon téléphone tout en marchant. Mon rythme n’est pas vraiment soutenu et c’est sans doute pour cette raison que je me fais percuter par derrière. Je relève la tête et réussit à garder l’équilibre, ce qui m’évite la chute. En me retournant, je constate que l’homme n’a pas eu autant de chance que moi, au vu de tout ce qui était éparpillé.
Il a l’air pressé, je ne peux pas le laisser se débrouiller alors qu’au fond, j’ai une petite part de responsabilité là-dedans. Au mauvais endroit, au mauvais moment. Cela dit, ça retarde encore le moment où je vais retourner au bureau, ce qui me ravi.
- Je vais vous aider, attendez.
Je me baisse et l’aide à récupérer les différentes pages par-ci par-là. Je jette un oeil au jeune homme en face de moi et suis persuadé d’avoir déjà vu son visage, mais je serais incapable de dire où. En tout cas, il m’est familier. En me demandant si ses pages ne pourraient pas m’aider à me rappeler, je les observe plus attentivement. Il s’agit de photos de personnes maquillées. Ça n’aide pas vraiment ma mémoire, mais cela ne m’empêche pas d’approuver la qualité de ceux-ci.
- C’est super joli ! C’est vous qui avez fait ça ?
Je lui tends les photos que j’ai ramassé, espérant qu’il ne lui en manque pas. A son geste, je comprends qu’il ne m’entend pas. Et vu comme il s’agite pour récupérer ses affaires, j’imagine qu’il ne va pas prendre le temps de me répondre. Je ne m’en formalise pas, souris et me redresse. Il a peut-être des écouteurs ? S’il les enlève, je pourrais lui proposer mon aide pour porter ses affaires, où qu’il aille. Tout sera mieux que de retourner dans ces bureaux où j’imagine que la pile a encore augmentée. Il faudrait faire des tests et voir s’il n’y a pas de fantômes ou autre créatures là-bas, qui serait la cause de ce travail sans fin.
Tu levas la tête vers lui à nouveau, après lui avoir indiquer que tu ne l'entendais pas, en remarquant qu'il t'aidait. Tu ne t'attendais pas spécialement à ça, mais c'était une bonne surprise que tu n'allais pas refuser. D'un geste de la main, tu attrapas rapidement les quelques photos qu'il tenait pour les ranger à nouveau dans ton répertoire, vérifiant au passage qu'il ne manquait vraiment rien. Tu ne pus t'empêcher de soupirer encore. Décidément, tu ne serais vraiment pas à l'heure.
Dans un sens, tu avais parfaitement conscience que c'était en grande partie ta faute. Tu aurais juste pu regarder ton téléphone à chaque intersection pour voir quelle direction prendre. Mais tu avais tellement flipper de te planter – et d'arriver encore plus en retard même si l'horaire n'était pas de ta faute cette fois – que tu préférais garder tes yeux rivés sur ton écran. "Les jeunes de nos jours", certains diraient. Et tu leur répondrais avec un majeur bien placé. Tout le monde n'a pas le luxe de pouvoir mettre des écouteurs et suivre les indications tranquillement – à vrai dire, tu ignorais même que le GPS parlait. Puis, tu mettrais ta main à couper que même ceux qui pouvaient faire ça faisaient aussi peu attention que toi.
Tu terminas de tout ranger dans ta malette avant de te relever. Tu regardas le jeune homme de haut en bas pour garder une image visuelle de lui et potentiellement le repérer plus tard dans l'Ultimate. Il y a fort à parier que tu l'avais croisé au détour d'un couloir, mais tu étais certain que ce n'était pas chez T-Rex. Une tête comme ça dans ton secteur, tu l'aurais interpellé un peu plus tôt pour qu'il te serve de modèle pour tester certaines choses. Une carnation si particulière, et tatouée qui plus est, c'était un défi énorme. Que tu aurais voulu relevé à tout prix.
Cependant, l'heure n'était pas aux tests sur un homme probablement plus jeune que toi et non consentant. Tu portas ta main à ta bouche avant de l'en éloigner rapidement pour le remercier, et tu repris ta route en regardant à nouveau ton téléphone, en marchant de nouveau vite, mais en faisant un peu plus attention, en relevant les yeux de temps en temps.
[...]
Quelques minutes de marche plus tard, tu atteignis ton but. Tu avais rendez-vous dans un petit bar, puisque tu n'aimais pas aller directement chez des gens, qui au final ne prendraient peut être pas tes services. La future mariée, une jeune étudiante, t'attendait et tu la reconnus grâce à la description qu'on t'avait donné. Tu quittas le mode GPS de ton téléphone pour aller sur ton bloc notes, et communiquer avec elle de cette façon.
Évidemment, tu en profitas aussi pour te prendre un verre de coca. Si l'alcool n'était pas vraiment ta tasse de thé, les sodas c'était une autre histoire. Tu ne tuerais pas pour avoir une cannette, mais tu ne peux pas vivre sans boissons gazeuses. Ta plus grande faiblesse, qui te donnait également une dose d'énergie supplémentaire pour affroner l'avenir, et surtout une future mariée relativement exigente.
Non pas que ça te déplaisait. Les gens qui savent ce qu'ils veulent, généralement, tu les apprécies. Sauf que ça venait à toucher ton domaine. Le maquillage était une forme d'expression artistique comme une autre, et imposer des restrictions à un artiste, c'était le priver d'une partie de sa créativité. Et ce n'était pas la meilleure chose à faire.
Parfois, être sourd t'arrangeait beaucoup. C'était beaucoup plus simple pour toi de la voir écrire activement sur son téléphone quand elle avait quelque chose à redire plutôt que d'entendre ses plaintes. Même si tu n'avais pas la moindre idée de ce que ça pouvait faire, tu avais déjà pu voir des gens devenir totalement blasés juste à l'écoute de quelqu'un d'autre. Et tu étais particulièrement content de ne pas vivre ça. Bien sûr, tu pouvais subir cet effet en langue des signes, tout comme en lisant quelqu'un. Mais la dernière option était plus rare. Tu avais le temps de te calmer mentalement avant de répondre à l'écrit aussi après tout.
L'intonation devait y être pour quelque chose. Comme la virulence dans les gestes. Ce n'était qu'une supposition, mais la plus plausible à tes yeux.
[...]
Une bonne heure plus tard, après avoir pris une note extrêment longue sur ce que la demoiselle voulait, tu sortis du bar en soupirant. Toute ta téorie sur l'intonation qui énervait les gens à l'oral ou à la gestuelle, plus qu'à l'écrit, venait de tomber à l'eau. Elle avait réussi à te mettre sur les nerfs juste en écrivant. Tu soufflas longuement en t'adossant à un mur, et en relisant tout ce que tu avais écrit sur ses attentes. C'était beaucoup trop précis pour que ça rende beau à tes yeux. Si tu faisais une fantaisie, tu étais certain qu'elle allait se mettre à écrire en majuscules. Mais bon, tu verrais bien après avoir fait un test.
Tu ne fumais pas souvent, mais pour le coup, tu t'autorisas à t'allumer une cigarette en expirant longuement la fumée de celle-ci. En espérant te changer les idées de cette fille qui ne méritait même pas ton intérêt. Tes pensées dévièrent sur la bousculade rapide de tout à l'heure.
Le blond continue de rassembler ses affaires puis se relève, m’observant dans un silence qui me déstabilise. Je me redresse à mon tour, lui rendant son regard et tente un sourire mais il me fait un signe et se remet en route. Euh, c’est moi qui suis idiot ou ce signe…? Il m’a envoyé un baiser là, non ? Qu’est-ce que… Non, Eugène, réfléchis. Il m’a fait comprendre qu’il ne m’entendait pas, il n’a pas parlé et maintenant ça. Il est sourd ? Et muet ? Et moi je passe pour le plus gros imbécile qui puisse exister. Des écouteurs, hein ? Je me sens tellement con.
Sur le trajet qui me sépare du restaurant où je suis sensé récupérer le repas pour les collègues et moi, je regarde rapidement des vidéos sur la langue des signes. C’est bien ça. L’inconnu m’a dit merci. Alors il ne peut vraiment rien entendre ni rien dire ? Il vit dans le silence permanent ? Comment fait-il ? Ça me paraît tellement insurmontable comme épreuve… Je récupère les sacs et fait distraitement le chemin retour vers les bureaux Cuirs et Moustaches.
Je passe mes journées à écouter de la musique et dès qu’il y un silence de plus de deux minutes dans une conversation, je me sens obligé de le combler pour ne pas faire perdurer la gêne plus longtemps. Et ce type… Que je n’aimerais pas être à sa place… Je distribue à chacun le repas tant attendu et mérité puis vais m’installer pour continuer ma part du travail tout en avalant un morceau de temps en temps.
La pile n’a pas dégrossi, mais elle n’a pas augmentée non plus, ce qui est plutôt encourageant. Entre les petites blagues lancées de temps à autre pour détendre l’atmosphère et motiver les troupes, nous avançons plutôt vite. Je le savais, la bouffe, ça donne toujours un boost incroyable. Par curiosité, je demande aux personnes présentes si elles connaissent quelqu’un dans l’entreprise qui est sourd et muet. Parce qu’après avoir fouillé ma mémoire de fond en comble, je suis persuadé d’avoir déjà vu ce visage. Et où cela aurait-il pu être à part ici ?
L’un d’eux me répond positivement, m’assurant qu’il a déjà entendu parler d’une personne de ce genre mais qu’il ignore dans quel service il est. Ce qui est sûr, c’est qu’il n’est pas dans le nôtre. Super, ça m’avance beaucoup… J’aimerais bien le recroiser pour m’excuser pour tout à l’heure et la lenteur d’esprit dont j’ai fait preuve. J’ai juste tellement pas l’habitude de croiser des personnes avec ces handicaps que je n’y ai pas du tout pensé sur le coup.
C’est la lune qui accueille notre soupir de délivrance. Enfin terminé ! On a largement mérité une récompense, en plus de celle de voir les papiers remplis, classés et parfaitement bien rangés. Je me lève et c’est à peine si je me retiens de monter sur un bureau.
- On sort ce soir !
Certains m’acclament, d’autres se déclarent bien trop fatigués pour ça. On se divise donc en groupe de deux et je suis à la tête de celui qui compte faire la fête pour décompresser de cette journée interminable. Je ne sais pas trop où les emmener et je ne sais même pas si nous allons entrer dans un bar et y rester jusqu’au petit matin ou bien si nous allons participer à un karaoké. Peu m’importe, l’air de la nuit me fait déjà beaucoup de bien après tant de temps enfermé. J’ai sacrifié ma journée, je ne compte pas faire de même pour ma nuit !
Au final, tu avais fini par errer tout le reste de la journée. Tu étais rentré chez toi pour te mettre au boulot, mais tu avais vite remarqué que ce lieu ne te convenait pas pour quelque chose qui ne laissait pas ton imagination travailler au maximum. Chez toi, c'était ton havre, et tu aimais faire ce que tu avais envie de faire, et non pas réaliser une maquette pour une personne chiante. Alors tu avais pris uniquement ce qui t'était nécessaire pour dessiner, et tu étais ressorti assez vite.
Tu en avais profité pour passer dans les magasins de maquillage pour voir quelques nouveautés qui pourraient répondre à la demande de la future mariée. Tu fis quelques achats, qui te prirent plusieurs heures vu que tu aurais bien voulu acheter autre chose, et tu te retrouvas à nouveau en pleine rue. Incapable de dessiner chez toi.
En fin d'après-midi, tu avais fini par te poser dans un bar populaire de l'Azurite. Pas le même que précédemment pour ne pas avoir à nouveau l'image d'une fille qui t'énerve à l'écrit. Tu t'étais installé seul à une table pour deux, un cocktail devant toi. Ce bar proposait de nombreuses options pour tous les goûts et toutes les couleurs, donc tu venais souvent ici quand tu devais te mettre à travailler sur des projets précis – et qui donc te tenaient moins à coeur que ceux où tu avais carte blanche. Tu en étais devenu un habitué, mais tu n'étais pas le seul. Tu n'étais pas un grand physionomiste, mais tu reconnaissais quelques têtes. Et l'avantage de ne rien entendre autour de toi faisait que tu pouvais travailler en paix, même dans un endroit comme ça, où de nombreuses personnes aimaient profiter d'un karaoké.
Tu ouvris ton carnet à dessins et tu commenças à essayer de dessiner un portrait de ta cliente. Tu soupiras de nombreuses fois, parce que ça t'énervait. Ce qu'elle t'avait demandé ne lui irait pas en plus. Tu allais l'enlaidir pour le supposé plus beau jour de sa vie. Qu'elle ne dise pas que tu étais son maquilleur. Tu ne voulais pas que ta réputation en prenne un coup juste parce que tu avais suivi ses directives à la lettre. Parce que tu les connaissais, les clients comme ça. Ils te demandent quelque chose de précis, tu l'exécutes, le rendu ne leur plaît pas et ils vont dire que c'est ta faute. La pire espèce.
Sans t'en rendre compte, ton dessin dévia pour te mettre à réaliser le portrait de l'homme que tu avais percuté plus tôt dans la journée. Tu remarquas ça alors que tu faisais une pause en sirotant un peu le contenu de ton verre. Un vrai chef d'oeuvre. Pas ton dessin, mais la personne en elle-même. Avec ton coup de pinceau, et quelques colorations éphémères, il pourrait tout être. Un homme à la peau pâle et aux cheveux bruns un jour, un homme à la peau bronzée et aux cheveux blancs le lendemain. Son potentiel était immense et ça te surprenait de ne pas l'avoir croisé à la Pyramide. Vraiment, il pourrait remplacer de nombreuses égéries masculines qui avaient déjà fait leur temps.
Tu notas des points d'interrogation à côté de ton dessin de base, comme une note à toi-même pour que tu penses à te renseigner sur lui. Et tu continuas au final de dessiner sur son croquis, parce qu'il était bien plus satisfaisant pour toi de travailler là dessus que sur une pimbêche qui ne se rendait pas compte de ce qu'elle demandait.
Tu jouas avec ton crayon d'une main tout en terminant ton verre de l'autre. Sans savoir que le hasard pouvait très bien faire les choses.
