Ah ja, c’est vrai. Je passe une main sur mon visage, dans mes cheveux en pagaille, remet mes lunettes. Je n’ai pas vu le temps passer et maintenant je suis en retard. Godverdomme. Pourtant, je met toujours un point d’honneur à accueillir au mieux les âmes infortunées que nous envoie La Mort. Ça me fait plaisir de voir les nouveaux visages qui viennent prendre la relève, la bleusaille qui débarque toute étonnée dans ce drôle de monde qui est le nôtre.



Je feuillette vite fait les papiers envoyés par Eugénie, notre délicieuse DRH. Jane Keller. Pharmacologiste? Cool, on commençait à manquer de bras. Avec un chouette CV pour ne rien gâcher. Je connais des collègues qui feront bien remarquer qu’ael est jeune et sans réelle expérience, mais vingt-cinq ans c’est l’âge auquel je suis arrivé moi aussi et ça m’a pas empêché de participer à la fondation de RIP Pharma. De toutes façons, même une vie de carrière terrestre suffirait pas à te préparer aux plantes othersidiennes. Ici, on apprend surtout sur le tas.

Avant même de m’en rendre compte je flotte directement à travers le mur de mon bureau, mon Pro Prot ne fait plus effet. Tant pis, pas le temps de m’arrêter pour en reprendre un, je suis déjà bien à la bourre. Je lévite jusqu’à l’escalier au bout du couloir et, au lieu de m’embêter à le grimper, entre dans la salle d’accueil de RIP Pharma en traversant le sol, surgissant juste sous le nez d’une personne visiblement paumée dont j’ai vu le portrait en miniature il y a moins de cinq minutes.



La question est rhétorique alors j’enchaîne sans attendre la réponse.



Je lui tendrai bien la main mais au point où j’en suis la sienne ne ferait que me passer au travers. Pauvre gosse, à peine morte et catapultée à l’UDC qu’ael se retrouve face à un fantôme défiguré. Eh, ça va être son quotidien pendant l’éternité à venir, autant qu’ael s’habitue au plus vite. Tiens, puisqu’on parle de ma tronche pleine de cicatrices, j’ai un rendez-vous cet après-midi avec le département des CDNO. Ouais, Diane sera probablement là… On a besoin de bouturer une des fleurs qu’elle fait pousser dans sa serre personnelle et y a pas foule pour lui adresser la parole, c’est encore moi qui vais devoir m’y coller. Tiens, faudrait que je me présente d’ailleurs, non?



J’en étais où déjà?



Non, ça je suis presque sûr de l’avoir déjà dit.

Ah. Après le Pro Prot, voilà que les effets de mon Focus Pocus sont en train de s’estomper. Il faut dire que j’ai vraiment bossé comme un dingue et maintenant que le médoc cesse d’agir, mes capacités de concentrations épuisées commencent à faire ressembler mon esprit à un immense nœud gordien de pelotes de laine multicolores. Pour faire simple, je perd le fil. La mémoire des fantômes, ça ressemble à la maison de quelqu’un qui ne jette rien: les choses s’accumulent mais notre faculté d’oubli est morte avec notre corps physique. Je me souviens d’absolument tout, le problème c’est que je ne sais pas où les souvenirs sont rangés.

Tiens, par exemple, là je peux sans problème me remémorer dans le moindre détail la liste des métabolites secondaires de la menthe à goules othersidienne que j’étudiais ce matin, je suis même capable de redessiner exactement les formules développées planes de ses monoterpènes. Enfin, ceux qu’on connaît, l’extraction de l’huile essentielle nous pose des problèmes, elle est systématiquement impure, ses composants sont dégradés par le processus.

Mes yeux croisent ceux de Jane. J’étais en train de l’accueillir, non?



Combien de minutes sont passées, au fait?



Peut-être qu’on s’y prend mal pour extraire cette huile essentielle. On a testé l’entraînement par vapeur d’eau par réflexe mais si ça se trouve une distillation à sec donnera de meilleurs résultats. Ou alors avec du CO₂ supercritique, maintenant qu’on est équipé pour... Et où est Jane?

Hum. C’est sûr que si je m’en vais en passant à travers le plancher, ael va avoir du mal à me suivre. Bien joué, Arjan, bien joué. Avec un soupir je remonte et, laissant juste mon buste dépasser du sol, je lui indique une porte.