La première vie d’Arjan Van de Velde commença à Leyde.

Charmante ville de Hollande-Méridionale située entre Amsterdam et La Haye, à quelques kilomètres de la mer du Nord, Leyde est célèbre pour être le berceau du peintre Rembrandt, du prix Nobel de physique Johannes Diderik van der Waals, du DJ Armin van Buuren et plus globalement des Pays-Bas tels que nous les connaissons aujourd’hui. Elle doit aussi sa réputation à ses églises et ses moulins à vent, son université et son marché aux fromages, aux riches collections de ses musées et bibliothèques. Mais tout cela n’importait guère à Arjan.

Non, ce qui intéressait Arjan, ce qui le passionnait, c’était l’Hortus Botanicus Leiden, l’un des plus vieux jardins botaniques du monde en général et des Pays-Bas en particulier, riche de plus de 20.000 essences différentes de plantes collectées à travers le globe pour le compte de l’ancienne Académie de médecine. Ou encore le Keukenhof, parc floral de la commune voisine de Lisse, et ses sublimes parterres de tulipes multicolores.

Déjà tout petit, Arjan était fasciné par le monde végétal. Son père n’avait pas la main verte et leur appartement était petit et mal orienté; mais ses grands-parents, chez qui il passait toutes ses vacances, possédaient une immense ferme dans la campagne près d’Alphen aan der Rijn, dans le Groene Hart néerlandais, cette région rurale et boisée en plein milieu du pays. C’est chez eux que le petit citadin se prit d’amour pour les arbres et les fleurs qu’il découvrait en forêt, les fruits et les légumes que sa grand-mère faisait pousser dans son potager. De retour à Leyde, on le retrouvait systématiquement à explorer la flore des parcs municipaux et des fissures dans le trottoir, ravi chaque fois qu’il voyait un peu de vert vaincre le béton dur et froid.

Tête de linotte, taciturne et discret, Arjan trouvait plus volontiers le calme dont il avait besoin auprès de ces êtres si étranges et méconnus, à la croissance lente et aux langages muets, que dans la compagnie des animaux et êtres humains. Il pouvait passer des heures à regarder le lent balancement des frondaisons bruissantes sur fond de ciel de pluie, le ballet des brins d’herbe et des légères graines de pissenlit, les circonvolutions paresseuses des nuages de fumée euphorique issus des feuilles séchées, broyées et brûlées de tabac et de cannabis. L’un des plus beaux moments de sa vie fut d’assister à la rare floraison des arums géants de l’Hortus Botanicus, ces fleurs titanesques qui, pollinisées par des mouches, émettent une âcre odeur de viande en décomposition. Chacun trouve midi à sa porte.

Arrivé à l’âge des études supérieures, c’est tout naturellement qu’il entra à la prestigieuse Universiteit Leiden où il partagea son brillant cursus entre la Faculté de médecine, la Faculté de sciences et les nénuphars géants du jardin botanique pour se spécialiser dans l’ingénierie pharmaceutique. Il aurait pu se lancer dans la botanique ou la biologie, mais plus que les plantes elles-mêmes c’était leur pouvoir guérisseur, les secrets qu’elles renfermaient qu’il voulait découvrir et apprivoiser.

Dans le silence de sa chambre, quand la rigueur scientifique le fatiguait, Arjan dévorait avec fascination et incrédulité d’épais grimoires et des sites Internet au design douteux consignant tous les usages réputés magiques des végétaux, recettes de philtres d’amour et de potions de clairvoyance, racines quelconques qui, cueillies un soir de pleine lune, confèreraient l’immortalité, feuilles hautement toxiques soi-disant douées de dons de métamorphose si distillées dans l’eau de pluie un vendredi matin. Il y avait une grande beauté dans ces croyances pas si naïves que ça, dans ces traditions ancestrales qui au milieu de la sorcellerie et de la superstition mettaient le doigt sur des réalités scientifiques découvertes bien des siècles plus tard. Au fond de lui, il rêvait qu’une telle magie puisse exister, que tels pétales broyés avec un pilon en jade puissent réellement guérir telle maladie incurable, que telle noix mêlée à de la graisse animale permette d’invoquer les esprits ou de repousser les serpents. Ce monde aussi archaïque et instinctif que minutieux, les mains dans la terre et l’esprit dans les cieux, lui offrait une parenthèse bienvenue quand il saturait de l’ambiance aseptisée des laboratoires où il s’échinait à synthétiser une quelconque molécule dans les règles de l’art de la chimie organique.

À vingt-cinq ans, Arjan sortait de l’université major de sa promotion avec une thèse aussi saluée que controversée sur les questions éthiques de la récupération des savoirs médicinaux indigènes par les grandes entreprises pharmaceutiques. Tout le monde s’attendait à le voir embrasser un avenir prometteur, se lancer dans la recherche contre les cancers, le SIDA ou la maladie d’Alzheimer. Personne ne pensait qu’il succomberait à un violent traumatisme crânien en tombant de vélo sous le regard affolé d'une assistante maternelle aux fesses trempées à force d'attendre sur un banc en robe au milieu de l'hiver. Sauf Le Temps, apparemment. La dernière chose qu’il vit avant de perdre conscience furent les deux clefs de saint Pierre, les clefs du Paradis, flottant au vent sur le drapeau de sa ville.

La deuxième vie d’Arjan Van de Velde commença à Devil’s Paintbrush.

Passer des Pays-Bas aux États-Unis est un déjà un choc culturel considérable. Découvrir que votre monde où la rationalité scientifique règne en maîtresse abrite en fait une dimension parallèle où existent la magie et les créatures surnaturelles dont vous avez toujours rêvé ne se fait pas non plus dans la douceur et l’insouciance. Ajoutez à cela le traumatisme de la mort, et vous aurez une idée de l’état psychologique du jeune homme lorsqu’il arriva avec sa valise et ses questions. Lui qui avait toujours connu un quotidien tranquille et monotone en compagnie des plantes découvrit en même temps que les vampires et les lycanthropes ce sentiment que l’on appelle angoisse. Ce qui l’empêcha de sombrer fut la même raison qui l’avait poussé à signer ce contrat qu’était venue lui proposer cette étrange demoiselle à la peau grisâtre et au front orné d’un joyau rutilant.

– Tu dois connaître la WONDERFUL God Company? Et bien je suis sa nouvelle dirigeante, la sublime – comme tu as pu t’en rendre compte tout seul – fantastique, talentueuse et insubmersible Vivante La Faucheuse. Et je recherche des gens comme toi pour fonder une nouvelle succursale pharmaceutique destinée à des clients bien particuliers. Tu verras, c’est une opportunité en or… et tu auras l’occasion de travailler avec des plantes venues d’un autre monde, aux pouvoirs qu’un simple humain comme toi ne peux même pas soupçonner!

Cette succursale allait bientôt prendre le nom de RIP Pharma. Arjan fit partie des quelques élu·e·s sélectionnés par Vivante pour mettre en place ce nouvel empire économique dont le but premier semblait être de concevoir des produits permettant aux êtres de l’Otherside de se mêler à la société humaine. Entouré d’Elfes et de Fées, le «simple humain» choisi par Vivante pour son excellence scientifique devint rapidement un sorcier moderne, incollable sur la flore othersidienne. Comme Charles de L’Écluse le fit pour l’Hortus Botanicus Leiden qui berça son enfance, Arjan participa à la mise en place des serres immenses et des jardins foisonnants où se mêle aujourd’hui le meilleur de ce que la nature produit dans un monde comme dans l’autre. En appliquant à la magie féérique les lois de la science humaine, il permit d’immenses avancées dans l’isolement des principes actifs magiques qui permirent la création de Take The Pill, Wild and Bald ou encore Flower Power.

Le travail ne fut pas son seul refuge. Le choc de la mort lui fit réaliser à quel point il avait peu profité de la vie, à quel point, obsédé par les végétaux, il avait négligé la beauté de ses comparses. Courtisé par un corallien, il se découvrit beau aux yeux des autres, avec sa haute stature, son visage régulier, ses cheveux sombres et son regard paisible et intense de ciel néerlandais. Il goûta à la sueur des hommes et à la peau des femmes, huma l’odeur des chevelures défaites comme on hume le parfum rare d’une fleur nocturne ou celui de la terre après la pluie, explora du bout des dents et des doigts des paysages insoupçonnables de sensualité. Arjan avait trente-cinq ans, il était mort une fois et commençait seulement à vivre.

Mais sa patronne avait d’autres plans pour RIP Pharma. Il n’y avait pas que des médicaments et des drogues qui se créaient dans le dédale tortueux qui serpentait sous l’Entreprise; d’autres scientifiques s’y livraient à des expériences dignes de films d’horreur, créant des monstres dont la seule utilité semblait être d’amuser Vivante et de fournir du travail aux Vélociraptors de Cuirs et Moustaches. Lors d’un incident comme il y en aurait tant d’autres, une de ces chimères déjoua l’attention de ses gardiens et la sécurité de son local. Arjan, qui revenait d’une importante réunion, tasse de café à la main, eut la malchance de se retrouver entre elle et la liberté, du moins jusqu’à ce qu’un violent coup de patte au visage le jette contre le mur. Malheureusement, les griffes empoisonnées de la CDNO ne firent pas que lui arracher la moitié de sa beauté: elles lui ôtèrent la vie une seconde et définitive fois.

Cela fait désormais vingt ans qu’Arjan est décédé pour de bon, trente qu’il travaille pour RIP Pharma. Son visage doux et balafré fait partie du paysage de cette Entreprise qu’il ne pourra plus jamais quitter, éternellement lié à son travail et son petit bureau mal rangé par le contrat qu’il a signé avec La Faucheuse. On le présente aussi bien comme un modèle d’employé, présent dès le début de RIP Pharma et ayant participé à la mise au point de nombreux produits phares, que comme un exemple à ne pas suivre de pauvre fou ayant vendu son âme. Certains et certaines pleurent la soi-disant déchéance de sa beauté ténébreuse volée par une créature infâme, le peu de soin qu’il porte à son apparence depuis que son corps encombrant n’est que légèreté et immatérialité. D’autres spéculent sur son allégeance dans ce climat tendu entre La Faucheuse, l’Ange Gabrielle et Daemon Darkside, ou encore son avis sur l’épineuse question du destin des dinosaures.

Tout cela, en vérité, lui importe peu. Son organisation mentale se dégrade vite: savoir où il est, qui il est et ce qui se passe dans le monde à l’extérieur de la serre lui demande parfois un temps et une énergie qu’il préfère investir dans le soin apporté à ses plantes et ses médicaments. Le temps s’est dilué, les jours et les nuits passent et se ressemblent, les fleurs s’ouvrent, le café infuse, les gens vont et viennent, trop vite pour lui. Est-il heureux? Difficile à dire. Mais il est en paix.

C’est ainsi que se déroule la troisième vie d’Arjan Van de Velde.